PORTRAIT DU MOIS : THOMAS MARKO
Avril 2024 | Interview de Thomas Marko, Vice-Président du SCRP, à propos d’un sujet d’actualité qui a marqué notre secteur. Il s’agit de la décision du Conseil d'État du 13 février 2024 qui ordonne à l'Arcom de réexaminer le respect par CNews de ses obligations en termes de pluralisme de l'information.
Contexte : L’Arcom est l’Autorité publique française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique opérant au service de la liberté d’expression et qui délivre les autorisations d’émettre. Elle a notamment pour mission de veiller au respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion par les éditeurs de services audiovisuels. Pour atteindre cet objectif, l’Arcom se base sur un décompte du temps d’intervention des personnalités politiques dans les différentes émissions produites à la radio et à la télévision.
En avril 2022, Reporters Sans Frontières (RSF) a saisi le Conseil d’État pour dénoncer « l’inaction de l’Arcom » face aux manquements de la chaîne CNews en matière de pluralisme de l’information, estimant que CNews était devenu un média d’opinion plutôt qu’une chaîne d’information.
Le 13 février dernier, le Conseil d’État a rendu sa décision, demandant à l’Arcom de réexaminer le respect du pluralisme par la chaîne dans un délai de six mois, en prenant en compte non seulement le temps de parole des personnalités politiques, mais aussi les interventions de l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, les animateurs et les invités. Cette décision, quoique centrée sur CNews, ouvre la voie à un changement radical des modalités d’application de l’article 13 de la loi de 1986.
- Vous avez saisi le Conseil d’administration du SCRP à ce sujet. Selon vous, quelles pourraient être les implications de cette décision pour les professionnels des relations publics ?
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Il faut que les professionnels que nous sommes le mesurent : cette décision du Conseil d’État pourrait être très lourde de conséquences pour les chaînes et pour les animateurs, chroniqueurs, éditorialistes (souvent des journalistes), ainsi que pour les invités des émissions qui sont souvent nos clients (chefs d’entreprises, représentants de fédérations ou de syndicats professionnels, responsables associatifs, experts…).
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Il s’agit d’un sujet majeur, non seulement pour la liberté d’expression, mais aussi pour la liberté d’opérer de nos agences. En effet, cette décision exige que l’Arcom réexamine dans un délai de 6 mois la demande de Reporters sans frontières, l’association ayant été déboutée par l’autorité de régulation. Dans sa décision, le Conseil d’État enjoint à l’Arcom de « prendre en compte la diversité des courants de pensée et d’opinion représentés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités ». Il s’agit très clairement d’une réinterprétation de la loi de 1986, « une violation » selon l’architecte de cette loi, ancien secrétaire d’État à la culture.
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Pour ce faire, l’Arcom devrait donc logiquement élaborer une méthode destinée à identifier et à classifier la sensibilité politique de chaque intervenant. Bien entendu, cette méthode serait applicable à l’ensemble des chaînes, au-delà de CNews. Outre l’organisation d’un fichage très inquiétant auquel l’Arcom est invitée par un Conseil d’État pourtant garant des libertés publiques, nous voyons vite les implications. Les invités proposés par nos agences aux chaînes dans le cadre des relations médias pourraient être contingentés, voire refusés en fonction de cette classification politique des invités : « Trop d’invités de droite ce mois-ci, repassez le mois suivant ! »… « Votre client est trop de gauche, merci de nous en proposez cette semaine un autre plus au centre ! »… « Désolé, pas de place pour l’invité que vous me proposez, notre contingent à droite est épuisé »… C’est proprement inacceptable en démocratie et inacceptable pour l’exercice de notre métier.
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J’ai écouté pendant des heures les auditions de la Commission d’enquête parlementaire TNT présidée par Quentin Bataillon. C’est très instructif. Roch-Olivier Maistre, Président de l’Arcom, n’interprète pas ainsi la décision du Conseil d’État : « Il n’est pas question de rentrer dans je ne sais quel catalogage, je ne sais quel fichage de l’ensemble des intervenants sur les plateaux de télévision » (audition du 21/03/2024). « Il s’agira d’une appréciation globale sur l’ensemble des programmes diffusés » (Les Échos du 21 février 2024). Le rapporteur du Conseil d’État suggère quant à lui de « prendre en compte le contenu des positions exprimées »… Même si le régulateur par la voix de son président rejette l’idée d’un « catalogage », on ne voit pas bien comment il pourrait s’extraire de ce problème autrement. Le dernier mot reviendra au Conseil d’État et la haute juridiction a été parfaitement claire au sujet des « invités » dans sa décision qui fait à présent jurisprudence.
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Le rôle de notre syndicat est d’être vigilant et de faire entendre la voix de la raison auprès des diverses parties prenantes, dont le régulateur Arcom. Le plus ubuesque dans cette affaire est que son origine réside dans une procédure initiée par RSF, une ONG destinée à protéger les journalistes et la liberté d’expression de par le monde… « Lénine relève-toi, ils sont devenus fous », comme dit la chanson.
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- Si les interventions de nos clients dans les médias devaient être décomptés comme un temps de parole politique, quelle méthode pourrait être utilisée pour les classifier ?
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Laissons de côté les propositions farfelues du « sémiologue » François Jost, auteur d’un rapport de 14 pages sur CNews, et qui recommande de se référer au journal Le Monde fixant en France, selon lui, « la norme idéologique » (sic)…
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Plus sérieusement, une des pistes évoquées par l’économiste Julia Cagé (auditionnée le 18/01/2024) serait d’utiliser des algorithmes pour screener les positions passées de chaque intervenant afin de se faire une idée de son appartenance politique supposée. On peut tout imaginer et un certain nombre de chercheurs ont fait d’autres proposition (Jean-Marie Charon en utilisant l’IA, Claire Sécail en instituant un « baromètre du pluralisme des contenus à la télévision », Nathalie Sonnac…). Mais s’appuyer par exemple sur des déclarations dans les médias, des prises de positions sur les réseaux sociaux, la fréquentation d’un think tank ou bien l’engagement dans un syndicat il y a longtemps ou dans une association, etc… au risque de se tromper – car les positions de chacun peuvent évoluer dans le temps et sur chaque sujet – ne peut nous laisser indifférent. Cette fouille possible dans le passé des intervenants fait froid dans le dos, car elle contribue à ouvrir la voie – déjà bien défrichée – à une société orwellienne.
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- Quel est votre avis sur l’applicabilité d’une telle décision ?
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Le premier problème est celui du RGPD et des règles protectrices de la Cnil relatives aux données sensibles (opinions politiques, convictions religieuses, appartenance syndicale…). La décision du Conseil d’État semble s’opposer à ces règles. Comment faire pour rendre compatible ce qui paraît incompatible ? Certains évoquent d’autres motifs d’inapplicabilité, comme Pierre Louette, PDG du Groupe Les Échos-Le Parisien, qui estime que la décision du Conseil d’État est « d’application kafkaïenne » tant elle est génératrice de complexités, créé de fait une insécurité juridique et « risque d’entraîner une autocensure de certaines chaînes de télévision et de radio notamment dans le choix de leurs journalistes et intervenant » ». Nathalie Sonnac, Professeure à l’Université Paris Panthéon-Assas ajoute : « La décision risque d’avoir un impact sur la marge de manœuvre des radios et télévision dans le choix des intervenants ». C’est clairement ce que je pointais précédemment.
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- Pensez-vous que cette décision porte atteinte à la liberté d’expression ?
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Dans une tribune publiée dans L’Opinion, la philosophe Monique Canto-Sperber écrit : « Le pluralisme des opinions exprimées par des personnalités politiques n’a pas le même sens que le pluralisme des opinions des commentateurs et analystes. Le premier se mesure en tenant compte de l’affiliation revendiquée à un parti. Il renvoie à un pluralisme dont le sens est précis, organisé par nos institutions puisqu’il est la condition de la vie démocratique. Tandis que le pluralisme des opinions est plus flou, il est nourri de la diversité de la vie sociale et des expériences de ceux qui s’expriment, de leur expertise, leur engagement, leurs passions, bref de ce qui permet à chacun de nous de se forger une conviction politique ». La prise de parole d’une personnalité politique et d’un « invité » hors champ de la politique ne sont pas de même nature et ne peuvent être analysées et traitées de la même façon. Le risque est une banalisation des antennes. Le même robinet d’eau tiède coulerait partout. Ce n’est pas dans l’intérêt de nos agences, de nos clients, de la démocratie.
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- Comment voyez-vous la suite ?
Le SCRP doit suivre cette affaire et ses potentielles conséquences pour notre profession. Le pluralisme et la liberté d’expression sont des conditions sine qua non à l’exercice des relations publics. Je défendrais l’avis lors des réunions du Conseil d’administration, qu’il faut que nous soyons à la manœuvre, parmi d’autres, pour tenter d’influer dans le sens du respect de la liberté d’expression, car elle est consubstantielle à notre métier et à notre rôle auprès de nos clients. La simplification administrative, dont on nous parle tant, serait, elle aussi mise à mal tant la complexité serait lourde.
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J’appelle à une mobilisation des professionnels des relations publics dans les semaines décisives à venir. Notre syndicat exercerait pleinement son rôle de défense de notre liberté d’opérer pour nos clients et nos agences.